Il faut évaluer le coût carbone des politiques de conservation de la nature
- Le 09/09/2021
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En ce moment se tient le congrès annuel de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) à Marseille qui a mis à jour sa liste rouge des espèces menacées. Face à cette sixième extinction de masse, sa stratégie de mise sous cloche de la nature est contestée. Il en va de la biodiversité comme du climat. De congrès en sommets rassemblant des milliers de participants à coups d’allers-retours en avion, les constats se font de plus en plus alarmants, les vœux pieux se multiplient, mais gouvernements et grandes entreprises ne bougent guère le petit doigt. Réunie depuis vendredi 3septembre, l’UICN a mis à jour samedi son baromètre du vivant: près de 30% des espèces étudiées dans sa «liste rouge» sont aujourd’hui menacées d’extinction. Soit 38543 sur 138374 espèces dont l’état des lieux est déjà considéré comme préoccupant. Risquent notamment de disparaître: le dragon de Komodo, plus grand lézard au monde, et une part croissante de la famille des requins et des raies. Pour répondre à cette 6 extinction de masse provoquée par les humains, l’UICN prône depuis longtemps la constitution d’«aires protégées». Mais cette approche a montré ses limites. Elle ne correspond plus aux logiques d’un monde interconnecté. Est-il encore possible d’enrayer la chute abyssale de la biodiversité sur la planète? Quel changement de logiciel cela impliquerait-il ? L’UICN est une ONG qui fédère plus de 1400structures, y compris des États, ce qui la distingue d’autres organisations non gouvernementales. On y trouve des commissions composées de chercheurs et de spécialistes reconnus sur les espèces animales ou végétales, qui définissent notamment la liste rouge des espèces menacées dans le monde qui a été mise à jour samedi. Une autre commission importante de l’UICN est celle sur les «aires protégées». Ces dernières constituent le principal outil des politiques de conservation de la nature depuis plus d’un siècle. L’UICN a eu un poids prépondérant dans cette histoire en proposant notamment des typologies qui standardisent le degré de protection d’une aire à l’autre et permettent de comparer entre elles les différentes appellations légales nationales. C’est ainsi que l’UICN définit aujourd’hui six catégories, qui vont des aires intégralement protégées où les humains ne peuvent pénétrer, à part quelques gestionnaires et scientifiques tel l'Archipel des Sept Îles en Bretagne, à des zones très ouvertes. C’est le cas, en France, des parcs naturels marins ou encore des parcs naturels régionaux, où l’on peut à peu près tout faire, y compris construire une centrale nucléaire. L’agenda de l’UICN repose sur la pérennisation de cet outil. De ce point de vue-là, le congrès de Marseille n’apportera pas de nouveauté. En termes de fonctionnement interne, une motion importante doit être votée pour intégrer les collectivités locales: pour la première fois, elles pourraient devenir membres de droit de l’assemblée générale.
Sur le fond, ce congrès est guidé par le souci de ré-articuler les notions de biodiversité et de pandémie, avec notamment l’approche «One Health» (« une seule santé»), qui aborde dans un même ensemble les notions de santé humaine, de santé animale et de santé des écosystèmes. Avec l’épidémie de Covid-19, on a vu, comme l’a montré le dernier rapport de l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques), qu’il y avait un lien très clair et dynamique entre l’émergence des pandémies, l’état des écosystèmes et le rôle des infrastructures socio-techniques, comme les élevages industriels.
Une tendance lourde gêne toutefois cette évolution: le monde de la conservation a été particulièrement isolé au XX siècle dans sa gestion des aires protégées. La question environnementale était alors difficilement audible et les professionnels de la conservation, scientifiques et gestionnaires, se sont retranchés dans leurs réserves. En dehors de ces zones, on faisait absolument tout et n’importe quoi, sans considération pour l’environnement. La pensée des conservationnistes s’est ainsi concentrée sur des espaces très spécifiques sur lesquels ils voulaient intervenir pour protéger telle ou telle espèce. Cette approche imprègne encore énormément toute la question de la conservation: est-ce que la conservation doit s’intéresser à des endroits précis et, ce faisant, délaisser les autres espaces? La COP15 sur la biodiversité qui se tiendra l’année prochaine en Chine s’inscrit précisément dans ce cadre : son objectif sera de faire passer les surfaces maritimes et terrestres protégées à 30% des surfaces du globe– on est actuellement à 17% des espaces terrestres et 7% des espaces marins. Depuis des années, l’objectif est d’augmenter ces surfaces protégées. Or cette approche présente de sérieuses limites.
Il faudrait déjà réfléchir aux liens entre la multiplication des aires protégées et les conditions environnementales des espaces non protégés. Avec le changement climatique et les pollutions, nous constatons que la dégradation de l’environnement ne peut être contenue dans des barrières géographiques. Il serait donc censé de mener une réflexion sur la transformation environnementale qui soit plus structurelle que la simple multiplication d’espaces protégés ponctuels et limités dans leur extension spatiale. L’autre objection à cette approche est que les niveaux de protection sont souvent assez faibles. La France, par exemple, affiche un taux élevé d’aires protégées (27% des espaces terrestres pour la France métropolitaine). Mais on y trouve les parcs naturels régionaux, les parcs naturels marins... et les chiffres de la Nouvelle- Calédonie! Le parc naturel de la mer de Corail faisant 1,3million de km, soit plus de 2,5fois la superficie de l’Hexagone. Or, pour l’heure, quasiment aucun moyen humain ni financier n’est alloué à la gestion de ce gigantesque espace. C’est un parc de papier. Au-delà de la question des moyens ou de la réalité du terrain, que fait-on des territoires non protégés? Est-ce que protéger 30% des surfaces de la planète nous permet de bétonner allègrement les 70% restants? C’est une question fondamentale. Et pour y répondre, il faudrait que la conservation de la nature imprègne tous les secteurs d’activité, pas seulement des endroits isolés. Quand on voit que la Chine, en quatre ans, a produit autant de béton que les États-Unis tout au long du XXesiècle, pour reprendre des données de l’historien Jean-Baptiste Fressoz, on ne peut qu’être inquiet. Il y a une tension entre exploitation et protection qu’il faut dépasser. Difficile de croire que le capitalisme, même vert, puisse réussir à résoudre des problèmes que son propre fonctionnement a générés. Penser que par l’incitation économique, on peut transformer l’économie qui, jusqu’à présent, a détruit la nature semble spécieux. Ce biais peut s’expliquer par le fait que les grandes ONG de conservation sont toutes plus ou moins adossées à des financements massifs de grands groupes industriels. Du côté de l’UICN, toutefois, il y a une diversité assez large des positions: depuis une vingtaine d’années, une approche plus sociale et plus intégrée des questions de conservation se fait jour. La question des populations vivant dans ces zones est centrale. Sous prétexte de protéger la nature, les politiques de conservation ont eu des effets sociaux dramatiques, en particulier pour des populations qui étaient déjà marginalisées : paysans, chasseurs ou pêcheurs vivriers, éleveurs... La focalisation sur les aires protégées a fait qu’on a demandé aux populations locales des efforts énormes pour changer leurs modes de vie, alors que les changements demandés aux sociétés dans leur ensemble étaient minimes. Historiquement, les politiques de conservation ont été révolutionnaires au niveau local, mais au mieux réformistes au niveau global. Ce qui manque, en réalité, c’est ce qu’on pourrait appeler le «coût carbone» des politiques de conservation. Intégrer cela permettrait de sortir de la vision localiste de l’aire protégée et de l’articuler avec les consommations carbone des gestionnaires, des touristes, des scientifiques qui travaillent sur ces espaces. Cela permettrait de réévaluer totalement la place et l’impact des «populations locales» à qui l’on demande des restrictions. Par exemple, au parc national du Banc d’Arguin, sur la côte mauritanienne, où les Imraguens, peuple de pêcheurs, sont limités dans l’utilisation de moteurs, tandis que des chalutiers espagnols ou chinois passent au large du parc national. On intervient de l’extérieur sur ces espaces et on demande aux populations qui les habitent de réduire leur train de vie, voire on les exclut des lieux, alors que ce ne sont pas elles qui ont le plus d’impact environnemental...
Ce dénigrement des pratiques locales a été une constante dans l’histoire de la conservation. Il a touché, bien sûr, les pays colonisés, mais également les pays occidentaux. En France, par exemple, la restauration des terrains en altitude dans la seconde moitié du XIX siècle, censée limiter l’érosion provoquée par l’agriculture de montagne, s’est basée sur une gestion étatique, au détriment des savoir-faire locaux. Ce n’est qu’à partir des années 1970 qu’on se préoccupe à nouveau des savoirs des populations locales dans la gestion des espaces protégés, dans le cadre général d’un intérêt pour le «développement durable». Parmi ces pratiques, il y a les «communs», une notion popularisée par la chercheuse américaine Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009. Les communs définissent une gestion des espaces et des ressources naturelles qui ne repose pas sur la propriété privée mais sur des formes collectives d’accès et d’usage de ces ressources. La prise en compte de ces pratiques, à partir des années 1980, a permis de réintroduire une diversité dans les politiques de conservation, diversité elle-même renforcée par la biodiversité qui émergeait au même moment comme concept biologique. Il serait difficile de revenir vers ces systèmes de manière généralisée, mais ce sont des formes alternatives de conservation qui devraient être revalorisées. Il faudrait sortir de l’enclavement des zones protégées parce que cela correspond à l’idée d’un écosystème isolé. En réalité, les écosystèmes sont dynamiques, ils sont toujours en déséquilibre. La biodiversité est précisément un concept qui remet en cause l’idée d’un système stable.
Dans ce cadre, il y a eu une forte mobilisation en faveur d’une conservation participative au cours des années 1990, s’intéressant aux populations locales. Mais sur la décennie suivante, de grosses ONG ont jugé que cette approche ne fonctionnait pas et ont préféré revenir à des formes de protection strictes et autoritaires. On peut espérer qu’aujourd’hui la tendance change de nouveau, dans le sens où de nombreux acteurs tentent de se saisir de la pandémie pour montrer que les choses sont profondément interconnectées et qu’on ne peut pas limiter la conservation de la nature à la constitution d’aires protégées. Une politique efficace serait de mettre en place des mesures contraignantes dans différents secteurs de l’action publique et d’arrêter avec cette idée qu’on peut limiter notre action à quelques espaces. Un exemple: au Royaume-Uni, le pays de Galles a bloqué en juillet toute construction de nouvelles routes en attendant un audit sur la nécessité d’avoir de nouveaux axes routiers. La politique française, elle, est très timorée. Elle se restreint à des mesures trop souvent ponctuelles. Par exemple, les politiques de compensation de la biodiversité – remplacer un espace détruit par la conservation d’un autre – sont encore balbutiantes. Telle qu’elle se développe aujourd’hui, la compensation est une vision par le petit bout de la lorgnette, sans prise en compte des impacts à l’échelle de la planète. Si, par exemple, on compense cinq hectares concernés par la construction d’un puit de pétrole par la protection de cinq autres hectares, on ne prend pas du tout en compte les dégradations que provoque l’exploitation de ce pétrole à l’échelle mondiale. Autre exemple en France, championne des pesticides: si un jour la Beauce devait compenser toute la biodiversité qu’elle a détruite dans ses champs par des espaces équivalents, il faudrait mettre sous protection des espaces énormes, qui ne sont pas disponibles, ce qui explique peut-être pourquoi la compensation est si peu développée dans le secteur agricole... Le problème, c’est que la biodiversité n’a jamais été en France un objet politique légitime. D'autre part, nous ne pouvons pas dissocier climat et biodiversité. De nombreux chercheurs travaillent depuis longtemps en ce sens, notamment sur la question de la forêt: comment la séquestration du carbone, qui a un impact sur le climat, peut-elle avoir un impact positif sur la protection de la biodiversité? Les deux notions ne se font pas concurrence. Mais leur traitement diverge car, d’un côté, le climat a tout de suite été un objet global, appelant des solutions «clés en main», tandis que la biodiversité, par ses spécificités locales, très contextualisées, est généralement traitée par des exemples. Cela a eu tendance à diminuer son importance. Mais l’enjeu de préserver la biodiversité est tout aussi crucial que celui de limiter le réchauffement climatique. La pandémie que nous traversons va peut-être permettre de les ré-articuler.
Interprété de propos d'Estienne Rodary recueillis par Amélie Poinssot (article publié le 6 septembre 2021 par Médiapart)
Estienne Rodary est géographe, ancien rédacteur en chef de la revue Écologie et Politique, directeur de recherches à l'IRD*. Il a notamment codirigé le Manifeste pour une géographie environnementale (Presses de Sciences Po, 2016).
*Institut de recherche pour le développement est un établissement public à caractère scientifique et technologique français sous la tutelle des ministères chargés de la Recherche et de la Coopération, remplaçant l'Office de la recherche scientifique et technique outre-mer.